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Bande dessinée & cinéma

Lost in Translation

Affirmer que les liaisons entre bande dessinée et cinéma sont contrariées n’a rien de dangereux : c’est même un euphémisme ! De leur classification artistique anachronique aux vicissitudes économiques et artistiques, le « combat » et le dialogue furent rarement équilibrés.

Enfants terribles du récit par l’image, tout semble pourtant les lier : arts contemporains, séquentiels et populaires, sérialité, pulp fictions, schisme ambivalent entre travail industriel et celui d’« auteur », découpage/montage, narration elliptique et de la continuité…

  • L’Arroseur arrosé

La bande dessinée, classée 9e art, est née durant la première moitié du XIXe siècle, soit plus de soixante ans avant le cinéma classé, lui, 7e. Premier paradoxe et pas la dernière des injustices ! Sans se risquer à l’exégèse, on reconnaît toutefois comme « fondateurs » respectifs, le Suisse Rodolphe Töpffer en 1833 et les frères Lumière en 1895 : Histoire de Monsieur Jabot et Le Jardinier en sont les premières fictions officielles ; pour l’anecdote, cette dernière – passée ultérieurement à la postérité sous le titre de L’Arroseur arrosé – est une variation, non créditée évidemment, de… bandes dessinées ! Dont celle, gag en une planche intitulé L’Arosseur public, d’un certain Christophe, l’un des précuseurs français, connu pour ses feuilletons drolatiques tel que La Famille Fenouillard. La reconnaissance échappera, parfois aussi, aux artistes les plus créatifs et fantaisistes côté kinétographe & Co, comme nous l’apprend le formidable portrait bio-graphique Alice Guy, signé Catel Muller et José-Louis Bocquet, dédié à la première réalisatrice de l’Histoire du cinéma et grande oubliée de celle-ci ; ou encore le très fantasmagorique et méphistophélique Diable amoureux (et autres films jamais tournés par Méliès) de Fabien Vehlmann et Frantz Duchazeau. 

  • Citizen Kane

L’industrialisation jumelle des deux médiums – via la presse pour l’une, avec la rivalité entre les deux magnats Joseph Pulitzer et William Hearst, et l’emprise des studios hollywoodiens pour l’autre – ne va pas mieux servir la cause de la bande dessinée : si l’avènement de la reconnaissance artistique du 7e art a lieu dès les années 1910, il faudra attendre les années 60 pour le 9e et la création du Celeg (Centre d’études des littératures d’expression graphique), dont deux membres éminents sont des… cinéastes : Alain Resnais et Chris Marker ! Des lois de censure viendront, dans les années 40 et 50, fragiliser la liberté des productions franco-belges et américaines, cantonnant un peu plus le grand monde du comics dans le triple giron de l’humour, de l’aventure, de l’enfance. Le domaine filmique n’est certes pas épargné par l’Anastasie, pris au piège du maelstrom paranoïaque maccarthyste, ce que nous donne à lire le manga The Red Rat in Hollywood d’Osamu Yamamoto ; ou encore par un système inégalitaire, toujours aux dépends des femmes : l’humour aussi mordant que mélancolique du Marilyn Monroe de Bernard Swysen et Christian Paty est édifiant à ce sujet. Le plus grand gâchis de cette (longue) période : agacé par le manque de disponibilité de Winsor McCay, génie et inventeur de la bande dessinée moderne avec Little Nemo in Slumberland, Hearst exige de lui qu’il arrête son « badinage avec la scène » ; à savoir, sa passion pour le dessin animé dont il est l’un des pionniers. Mais cela marque toutefois l’introduction véritable des comics dans les films qui n’aura de cesse, dès lors, de se propager.

  • La vie au ranch

Si on continue de piocher allègrement dans la bande dessinée, sans forcément la créditer – La voiture immergée de Maurice Tillieux, dont le plagiat de Boileau-Narcejac, Maléfices, fut adapté par Henri Decoin avec Juliette Gréco dans le rôle-titre –, celle-ci commence à sortir enfin de son « éternelle adolescence », selon la jolie et si juste formule de Thierry Groensteen, dans les années 70. L’influence qui est la sienne, notamment les artistes de la revue Métal Hurlant, auprès d’une nouvelle génération de réalisateurs (George Lucas, Ridley Scott, Tim Burton, Katsuhiro Otomo, Hayao Miyazaki) va participer à sa légimitation, tardive mais inexorable désormais, sans parler des déclinaisons sans fin des licences Marvel et DC Comics.

L’invitation qui est faite, depuis, à ses actrices et acteurs pour illustrer de nombreuses affiches de films en affirme un peu plus la place et l’esthétique : Claire Bretécher, Floc’h, Nine Antico, Christophe Blain, Catherine Meurisse, Blutch (Mitchum, Pour en finir avec le cinéma ou Lune l’envers, la bibliographie de ce dernier étant empreinte de sa fascination pour le grand écran).

Une fascination qui se traduit également par des gens du phylactère – Marjane Satrapi, Riad Sattouff, Pascal Rabaté, Joann Sfar – qui vont jusqu’à s’installer derrière la caméra.

Signe des temps plus réjouissant encore, l’adapatation de romans graphiques qui font référence et Histoire, dont Ghost World de Daniel Clowes, Gemma Bovery de Posy Simmonds, Quartier Lointain de Jirô Taniguchi ou encore Rosalie Blum de Camille Jourdy.

L’Illusion magnifique (fresque somptuseuse d’Alessandro Tota) qu’est la bande dessinée semble, aujourd’hui, se débarasser enfin de ses vieux complexes et oripeaux. Elle est même un écrin pour le cinéma, preuve en est avec la création de collections audacieuses et sensibles comme 9 1/2 chez Glénat, de biographies grand public (Les Guerres de Lucas de Renaud Roche et Laurent Hopman) ou érudites (Don Coppola d’Amazing Ameziane) voire de digressions savantes et ludiques, telle la savoureuse Opération Copperhead de Jean Harambat.

Silence ! on tourne… la page !

 

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